À quoi bon créer un poulpe (quand on dispose déjà d'un dieu) ?
On a tendance, lorsque l'on construit un récit, à vouloir gagner en complexité. On ne veut pas écrire « le film dont le scénario tient sur le ticket de la séance ». Par exemple, l’archétypal film français : « homme rencontre femme / séduction / sexe et bonheur / tensions puis engueulade / séparation / errance et solitude / retrouvailles / réconciliation ou séparation définitive / fin / vous m'avez soûlé deux heures pour rien ». Comment a-t-on réussi à nous vendre cette même connerie encore et encore, pendant tant d'années ? Bon, c'est ça ou le film d'action à la Besson (voir à ce sujet le fabuleux sketch de Mozinor).
Donc du coup soit on se laisse totalement aller à la poésie, façon Gao Xingjian (je suis en train de lire La montagne de l'âme, c'est magnifique mais il n'y a pas l'ombre d'une trame scénaristique), soit on cherche à bâtir un récit solide. L'exercice de la poésie est casse-gueule : il faut vraiment un certain talent pour raconter quelque chose tout en ne racontant rien, sans que le lecteur ne s'ennuie à mourir. Et puis en même temps, c'est une manière de céder à la facilité. La dramaturgie est un exercice aussi difficile que passionnant, aussi suis-je plutôt de ceux qui vont s'efforcer de tendre à l'élaboration d'un vrai récit à l'américaine.
Je suis en train de bosser sur une longue nouvelle que je ne publierai probablement pas (mais si jamais, ça s'appelle La tranchée et c'est l'adaptation de mon projet de BD 1916). Pour le coup, l'intrigue de base est assez simple mais je viens de résoudre un problème qui me titillait l'esprit depuis l’élaboration initiale du scénario en 2007 (je remercie au passage l'éditeur Maximilien Chailleux pour ses sages conseils à l'époque). Le problème était précisément celui d'une complexité inutile dans le récit. Il y avait un point précis du scénario qui nécessitait des explications, une justification un peu complexes. Jusque-là je n'avais jamais vu comment m'en dépêtrer et je viens de trouver la parade.
Pourquoi, me demanderez-vous, tendre à la simplification si j'aspire à la complexité ? Parce que quoi qu'il arrive dans votre récit, le flot des événements doit couler de source, et ce d'autant plus lorsque le pot au rose est dévoilé à la fin comme c'est le cas dans La tranchée. Pour illustrer ça, je prendrai en exemple la bande dessinée Watchmen d'Alan Moore et son adaptation au cinéma par le scénariste David Hayter (attention, spoilers !).
La BD est un chef-d’œuvre (ce n'est pas juste moi qui le dit). Mais il y a quelque chose d'un peu compliqué à la fin : lorsque les manigances d'Ozymandias sont révélées, il s'avère qu'il a simulé une attaque extra-terrestre pour forcer les USA et l'URSS à une alliance de circonstance contre un ennemi imaginaire et, de fait, éviter la Troisième Guerre Mondiale qui s'annonce. Outre la destruction de plusieurs capitales à travers le monde, le plan d'Ozymandias consiste à fabriquer une fausse créature extraterrestre, dont le cadavre sera retrouvé dans les ruines d'une des villes détruites. Alors attention : on parle là d'une sorte de poulpe géant qui sera autopsié, analysé. Bref, pas exactement le truc le plus facile à falsifier ! Ici, le « pacte de vraisemblance » tacitement établi entre Moore et son lecteur depuis le début du récit est mis à l'épreuve. Il faut faire acte de foi pour accepter ce poulpe.
Dans le film, la situation est simplifiée : puisqu'il est établi depuis le début que le personnage de Dr. Manhattan – le seul élément « surnaturel » du récit – est doté d'un pouvoir d'action illimité sur la matière, Ozymandias s'arrange pour que le monde tienne Manhattan pour responsable de l'attaque. Les causes et conséquences du récit, son déroulement et sa conclusion sont totalement inchangés. Mais au lieu de devoir expliquer d'un coup, tout à la fin, comment-et-pourquoi-Ozymandias-est-parvenu-à-fabriquer-un-faux-cadavre-de-poulpe-géant-qui-sera-assez-réaliste-pour-tromper-l'élite-scientifique-du-monde-entier, David Hayter se sert d'un élément qui est déjà là. On y gagne en simplicité, on y gagne en vraisemblance et surtout, nul besoin d'interrompre le flot naturel du récit pour justifier l'existence d'un lapin magique sorti du chapeau. J'avais été frappé par l'intelligence de cette décision en découvrant le film (dont je fais l'éloge ici). L'air de rien c'est un tour de force, ne fut-ce que parce que Hayter est parvenu à améliorer un récit réputé irréprochable. C'est, en tout cas, une véritable leçon de dramaturgie.
En rédigeant cet article je me suis demandé si Hayter s'était exprimé là-dessus et j'ai découvert que oui. Son témoignage confirme évidemment mon interprétation : « It takes a lot of setup to introduce an interdimensional space squid, it just does… You can't just say, oh there it is, and look, there's my squid… (...) That's all stuff that I would have to spend screen time explaining at the end of a movie where I've already spent two hours to explain a lot. (...) I felt that that was going to come out of nowhere. (…) I believe you have to be very circumspect about the number of magical things that happen in your movie. (…) You have Dr. Manhattan, who was your element of magic in the story, and then you have the squid, who came out of another dimension and could cast psychic waves of destruction, and that seemed like an extra bit of magic that came in at the end, and needs a lot of setup to justify it. So, it became obvious that if you use Dr. Manhattan, well, it's already setup, and he is the force, and he is the outside threat that has been throwing the whole world into chaos anyways. (…) So in the end, it seemed to make sense ».
Alors voilà...